


Pour ce deuxième épisode, on tend le micro à Manon Jana Chayah, figure montante de la synchronisation musicale. Chez Alter K, elle jongle entre trois casquettes — sync manager, A&R et agente de compositeurs — avec une aisance rare. Son parcours raconte autant une passion précoce pour la musique à l’image qu’un flair artistique affûté, celui qui permet d’anticiper une tendance ou de sentir qu’une voix, quelque part, trouvera un jour sa place dans une scène.
Manon revient avec nous sur ses débuts, ses mentors, la pression du succès immédiat, les promesses (et dangers) de l’IA, et cette synchro qui l’a fait presque crier de joie dans un train. Une conversation vibrante, guidée par l’instinct et l’amour du beau choix musical.
Manon Jana Chayah et son projet Alter K
L’interview Tales
Tu te rappelles du moment où tu es tombée amoureuse de la musique ?
Oui, très bien. J’avais 11 ans. C’était en allant voir Drive de Nicolas Winding Refn au
cinéma. Le générique d’ouverture avec Night Call de Kavinsky m’a complètement
bouleversée. Le son, les choix musicaux, la BO de Cliff Martinez, les morceaux de Desire…
Ça m’a marquée à vie. Je crois que c’est ce film qui m’a donné envie de travailler avec de la
musique à l’image.
Tu as grandi dans une culture musicale à la maison ?
Oui, mais très ciblée. Ma mère écoutait Jacques Brel et Brassens en boucle, mon père Léo
Ferré, Fayrouz et Marcel Khalifé. Donc pas une énorme diversité, mais un vrai socle
émotionnel, très fort, très littéraire aussi. Mon père avait un ancrage très fort dans la
musique traditionnelle libanaise.
Et ton parcours ensuite, tu peux nous le retracer ?
Au départ, je voulais travailler dans le cinéma. J’ai fait une prépa littéraire avec une majeure
théâtre et cinéma, puis un double Bachelor à Londres en sciences sociales et cinéma. C’est
là que j’ai eu un choc musical : la scène rock émergente de Londres, les soirées au Windmill
à Brixton… Je suis rentrée à Paris pour un master en production audiovisuelle, et c’est là
que la synchro s’est imposée naturellement.
J’ai envoyé des centaines de CV, et c’est finalement Coline Roubineau de Sony Music Sync
qui m’a donné ma première chance. Mon premier stage dans l’industrie musicale. Un vrai
tournant.
Tu as ensuite enchaîné les expériences ?
Oui, six mois chez Sony Music, puis un passage dans une asso qui organisait des festivals.
Puis j’ai rejoint Josette Music Club en alternance avec Élise Luguern. Elle m’a tout appris,
c’est une vraie mentor. Après, j’ai brièvement envisagé de faire de l’artistique pur, chef de
projet label, DA… Et c’est là que mon CV est arrivé chez Alter K.
Tu as eu d’autres figures importantes dans ton parcours ?
Oui. Élise Luguern, clairement. Et aussi Sasha White, Head of Music chez Mediawan. On
échange beaucoup, c’est quelqu’un que j’admire énormément. Et puis chez AlterK, j’ai
rencontré des collègues devenues des vraies ami.es, avec qui je partage une vraie
complicité artistique.
Tu peux résumer ton métier aujourd’hui ?
Je fais trois choses : je suis sync manager, donc je cherche les meilleures musiques à
synchroniser pour des films, pubs, séries ; je suis A&R, je signe des artistes et catalogues
pour l’image ; et je suis aussi agente de compositeurs. Ce sont trois casquettes très
complémentaires.
Tu repères les talents comment ?
Beaucoup via Instagram. Et beaucoup via les échanges humains. Les amis, les managers,
les réal de clips… On me parle d’un·e artiste, je vais écouter. Et puis j’utilise aussi Spotify,
SoundCloud, les plateformes classiques.
Tu travailles plutôt en solo ou en équipe ?
Les deux. Je suis autant autonome qu’en équipe. Je dirais 50/50. J’ai besoin d’ échanges,
mais j’avance aussi beaucoup seule sur certaines missions.
Et comment tu gères la pression du succès immédiat, des réseaux ?
C’est dur, parce qu’on est dans un système d’audimat permanent. Mais je ne me laisse pas
dicter mes choix artistiques par le nombre d’abonnés. J’essaie d’être fidèle à mon intuition,
et je m’appuie aussi sur mon entourage pour valider certains choix. L’instinct compte encore
beaucoup.
Et l’intelligence artificielle, tu la vois comment dans ton métier ?
Je pense que l’IA peut être utile quand elle sert à gagner du temps sur des tâches
chronophages, comme le tagging ou certaines recherches. Mais elle ne doit pas remplacer
l’avis et la sensibilité des artistes, des auteurs, des compositeurs – ni celui des gens qui
travaillent pour eux. On ne peut pas évincer l’humain de la création.
Le vrai sujet, pour moi, c’est la propriété intellectuelle. J’étais récemment au festival Sœurs
Jumelles, et c’était un des thèmes principaux : comment on intègre l’IA sans menacer ceux
dont c’est le métier de créer ? Une chanson générée à 90 % par IA, ce n’est pas acceptable
si ça vient prendre la place d’un artiste.
Et puis il y a ce que rien ne remplacera jamais : aller voir un groupe sur scène. Ce que tu
ressens en live, cette âme, cette sensibilité humaine, ça, aucune IA ne pourra l’imiter.
Tu veux nous raconter une synchro marquante ?
Oui, celle dont je suis la plus fière : White Lotus, saison 3. En voyant que la saison 2,
tournée en Italie, ne comportait que des morceaux italiens, j’ai anticipé que la saison 3,
prévue en Thaïlande, chercherait du catalogue thaï. J’ai donc contacté Sung Joon, un
compositeur signé chez nous, qui voyage beaucoup en Asie. Je lui ai demandé s’il
connaissait une chanteuse thaï. Il m’a parlé de Mint, et je lui ai dit : « Est-ce que tu veux
produire des titres avec elle ? » Il a dit oui. On a pitché les morceaux… et un an plus tard,
deux titres ont été synchronisés dans White Lotus.
Je me souviens encore du moment où j’ai reçu la demande de clearence. J’étais dans un
train au retour du festival des Arcs, j’ai failli hurler de joie. C’est une fierté énorme.
Un artiste avec qui tu rêverais de bosser ?
Saint-Levant. Que ce soit en synchro ou en composition originale. Il est à la croisée des
mondes, je trouve ça fascinant.
Et une BO rêvée, sur un film précis ?
Un film réalisé par Mati Diop, comme Atlantique. Travailler sur une œuvre comme ça, avec
une compositrice comme Fatima Al Qadiri, ce serait vraiment un rêve






